300 pages d'une enquête sur les réseaux d'enseignement parallèle, qui tente de démêler une nébuleuse bien toxique. On saisit mieux, au passage, la raison pour laquelle si peu de journalistes sont spécialisés dans l'éducation : en matière de communication, l'administration de l'Éducation nationale n'a pas grand chose à envier à celle du ministère de la Défense. La plupart des échanges se font sous couvert d'anonymat, les document censés être publics ne sont pas accessibles, certaines dérives perdurent du fait d'interventions politiques ou d'inactions juridiques assez incroyables.
Les réels adeptes de l'instruction en famille sont loin de représenter la part la plus préoccupante de cet enseignement parallèle. Un des problèmes pointés par l'enquête est que cette "position administrative" est détournée de son usage pour créer de véritables écoles clandestines, échappant à tout contrôle puisque apparaissant comme de simples structures d'aide aux devoirs (physiques ou en ligne). N'étant pas comptabilisées comme des établissements scolaires, elles ne sont pas surveillées, et permettent au pire d'y côtoyer l'encore pire.
Les auteurs dressent un panel nuancé des pratiques parallèles : école à la maison, écoles alternatives, écoles anthroposophiques, écoles réacs, écoles "Espérance Banlieues", établissements catholiques intégristes, écoles juives, écoles sous influence étrangère... On découvre au passage une part des enjeux politiques qui ont amené le gouvernement à mettre fin aux (fichus) ELCO.
Anna Erelle et Jacques Duplessy exposent clairement leur démarche et n'hésitent pas à pointer les (nombreuses) difficultés et entraves rencontrées en chemin. Alors que je m'attendais à ce que le summum du n'importe quoi éducatif soit atteint dans le chapitre 11 sur les écoles Steiner (qui ne m'a pas déçu), je dois reconnaître que le chapitre 14 sur les écoles catholiques intégristes m'a laissé sur le flanc. Je n'ai pas le souvenir d'avoir autant juré en lisant quelque chose.
On en ressort avec très, très peu, de bienveillance vis-à-vis des personnes censées et en capacité d'agir face aux scandales exposés, dont souffrent des enfants, et qui préfèrent lancer des polémiques à base de chaises rouges et de points médians. Comme l'indique la page 231 : "Tout est connu, documenté. Il ne manque que la volonté politique."
ERELLE Anna (pseudonyme) & DUPLESSY Jacques, L'école hors de la République – Enquête au cœur des réseaux de l'enseignement parallèle, Robert Lafont, Paris, avril 2021, 306 p., 19 €.
Ah, oui, j'allais oublier : il faut prévoir un stock de marque-pages... ;o)
Extraits :
"Monter en épingle une menace faible, et contre laquelle il existe déjà suffisamment de lois et de décrets pour ce qui est de la surveillance de l'école à la maison [...] est une stratégie délibérée : il s'agit pour le gouvernement d'occuper le terrain à droite, d'imposer cette petite musique sur la menace islamique, et de chasser sur les terres du Rassemblement national dans l'optique de la présidentielle de 2022." (p.47)
"Le hors contrat rassemble donc d'un côté les tenants d'une pédagogie ou d'une idéologie particulière : religieuse, libertaire, individualiste (un enseignement exclusivement tourné vers l'épanouissement personnel de l'enfant) ; de l'autre, on trouve ce qu'on peut appeler le hors contrat business." (p.94)
Un ancien inspecteur général : "Il faut savoir que l'Éducation nationale n'a même pas un fichier à jour des écoles hors contrat !" (p.98)
La mère d'un élève d'une école Steiner victime de violences en parle à l'encadrant : "Et là, il ajoute que si Jean est handicapé, c'est qu'il a commis des fautes dans une vie antérieure et qu'il doit vivre pour se faire frapper en réparation de ce péché !" (p.149)
"Dans un manuel, il est écrit que "Pétain a sauvé la France", que "des ingrats ont fui en Angleterre"." (p.216)
On peut s'inquiéter sur les valeurs portées par des sentences, des maximes édifiantes et des conseils en guise d'éducation civique du genre : "Comment reconnaît-on la race blanche ?", "Comment se comporter avec un supérieur, un égal et un inférieur ?" (Saint-Pie-X)." (p.217)
"Dans le livre de sciences de la vie et de la terre de troisième d'une école Saint-Pie-X, les pages sur la contraception sont collées entre elles." (p.218)
Un rapport pointe "certaines formes d'éducation qui favorisent la perméabilité à des idéologies dominantes, par les effets conjugués des connaissances choisies et des savoirs évités." (p.261)
"[...] Le pouvoir gagnerait à différencier la notion de communautarisme de celle de séparatisme. La première regroupe des individus qui pour des raisons diverses [...] désirent pratiquer un certain entre-soi, sans pour autant chercher à déroger aux lois de la République. [...] La notion de séparatisme, en revanche, induit bien l'idéologie d'un détachement volontaire du reste de la population." (p.293-294)