... à moins que ce ne soit par V.M. Straka.

Il existe des livres-objet, là nous avons affaire à un livre-objets, aux multiples niveaux de lecture. Le bateau de Thésée se présente comme un ouvrage de bibliothèque, ultime roman du très mystérieux V.M. Straka.


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Il y est question de S., un homme sans passé, sans identité, entraîné malgré lui au delà des mers dans une lutte sans fin entre les agents du magnat de l'industrie de l'armement Vévoda et d'inlassables résistants. L'histoire est accompagnée des notes de bas de page de sa traductrice, F.X. Caldeira, parsemées de codes secrets. Le livre en lui-même sert de support d'échanges, de débats et de découverte mutuelle entre deux étudiants, Jen et Eric, passionnés par les énigmes qui entourent le fameux V. M. Straka et par les controverses qu'il suscite. À l'intérieur des pages, ceux-ci ont inséré de nombreux objets (lettres, coupures de journaux, cartes postales, plan tracé sur une serviette en papier, roue de décodage, etc.), objets qui sont autant d’indices permettant au lecteur final de reconstituer, au moins partiellement, leur histoire. Le tout donne un bel ouvrage de près de 500 pages qui, par sa complexité, bouleverse nos habitudes de lecture (on ne peut d'ailleurs pas le lire couché car "tout tombe" !)

Le titre du roman fait référence à un paradoxe philosophique, celui du bateau de Thésée, qui aurait été conservé par les Athéniens. Au fil des décennies, certains éléments vermoulus auraient dû être remplacés à l'identique. Mais, si l'on change ne serait-ce qu'un clou ou une planche du bastingage, est-ce toujours le bateau de Thésée ? A priori, on répond oui... Et si l'on en change deux ? Toujours... Arrive le moment où l'on effectue le remplacement du dernier élément d'origine de ce que l'on considère encore comme étant le bateau de Thésée. Est-ce toujours son bateau ? Pourquoi ne le serait-ce plus alors que, jusqu'alors, la modification d'un seul élément ne remettait pas en cause son identité ?

Et si l'on imagine qu'au lieu d'être jetés les éléments vermoulus d'origine retirés du bateau ont été conservés et utilisés pour reconstruire un second bateau. On se retrouverait alors avec deux bateaux de Thésée ? La question de l'identité d'une personne et de sa permanence au fil du temps est omniprésente dans les interrogations du personnage principal et des deux étudiants qui correspondent dans les marges de l'ouvrage.

Une lecture qui restera en mémoire pour un prix très raisonnable (moins de 25 euros) étant donnés le caractère complexe de l'édition de cette œuvre (fac-similé tout en couleur, nombreux objets insérés) et la qualité du papier. Bravo aux auteurs et une pensée particulière pour les deux traducteurs Serge Filippini et Jean-Noël Chatain, qui ont dû vivre un véritable enfer. Celles et ceux qui le souhaitent peuvent prolonger leurs recherches à l'aide des nombreux sites Web et forums que cet ouvrage a inspirés.


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Au cas où vous craindriez que votre exemplaire soit incomplet ou qu'une erreur d'inattention vous ait conduit à déplacer les objets insérés dans l'ouvrage, voici la liste imprimable des éléments ajoutés ainsi que leur emplacement dans mon livre. J'ai vérifié auprès des services (efficaces) de l'éditeur : cette liste est exhaustive.

Voici quelques morceaux choisis, que j'ai notés au fil de ma lecture :

"Deux fois par jour, un pauvre diable est jeté par-dessus bord dans les basses eaux de la rade et rejoint les quais à la nage, en quête d'un verre, d'une putain, et d'un nouvel employeur, sans doute dans cet ordre." (p. 16)

"La dernière chose dont un homme sans souvenirs a besoin, c'est de s'en faire de nouveaux." (p. 45)

"S'il pouvait se reposer, rassembler ses forces, alors il arriverait à décider laquelle de ces options conviendrait le mieux. Il serait alors en mesure de choisir la chose à faire au lieu de simplement la faire." (p. 73)

"Pour les gens comme Vévoda, la bonté est une ressource exploitable, comme le charbon ou le zinc." (p. 84)

"Ce n'est pas une route très fréquentée ; elle l'a été un jour, il y a des siècles, mais elle ne l'est plus - routes et chemins de fer ont emmené les gens dans d'autres directions."(p. 128)

"Une bénédiction de son amnésie : il n'a aucune connaissance de quelque relation que ce soit avec les autres, et donc pas à craindre qu'elle ne soit rompue, pas de relation à établir, pas de relation perdue à regretter. Quelle chance d'être protégé contre de telles choses, d'ignorer le sentiment d'abandon ressenti par quelqu'un d'autre." (p. 130)

"Ce que je me demande [...] c'est si ces gens du journal étaient conscients d'imprimer des mensonges." (p. 149)

"Nous inventons des histoires parce qu'elles nous aident à exister dans le chaos du monde." (p. 151)

"S'il faut mourir, que ce soit sur une plage, bon Dieu." (p. 185)

"C'était juste quelqu'un qui essayait de faire ce qui le rendait heureux et gérer avec ce qui le rendait triste." (p. 281)

"C'est drôle, se dit-il, quelquefois il se fait remarquer par ceux qui ont bu, et non par ceux qui sont sobres." (p. 311)

"Alors peut-être qu'on devrait se saouler.
- Ne cause pas dans le vide, mec. Tu dis où & quand, c'est tout.
" (p. 311)

"Comment vous faites pour lire les nouvelles d'hier un jour comme aujourd'hui ?" (p. 311)

"L'important, c'est ce que tu fais, pas comment on t'appelle." (p. 347)

"S'ils avaient besoin de leur histoire, c'est parce qu'ils n'avaient rien d'autre. Réfléchis à ce que fait Vévoda : il aide les gens à remodeler leur monde par des moyens dynamiques. Par des moyens inventifs. Il propose des modèles de compréhension. Il y a destruction, d'accord, mais elle est au service de..." (p. 376)

"Quelle est l'histoire qu'il se raconte ? Qu'il est un homme sur un bateau au bord de la civilisation? Qu'il est un homme naviguant au bord d'une vie qui n'aurait jamais dû être la sienne ?" (p. 387)

"Une machine à écrire repose sur le plancher ; il l'utilise seulement quand l'appartement est si froid que l'encre ne coule plus du stylo." (p.392)

"- Dans la mesure où tu le sais, qui suis-je ? [...]
- Ce que tu demandes, c'est qui tu étais.
" (p. 409)

"Il voit les étoiles, il n'a plus besoin des constellations." (p. 409)

"Tu peux parler de négligence. [...]
- Tu pourrais aussi parler de confiance.
- Je pourrais [...] D'après mon expérience, les deux mots sont synonymes." (p. 433)

"Nous sommes nous, et nous le sommes depuis très, très longtemps. Alors, en un sens, je suis toi." (p. 435)

"Nous prospérerons [...], aussi longtemps que vous choisirez d'extraire plutôt que de créer, aussi longtemps que vous confondrez art et commerce, progrès et destruction, aussi longtemps que vous enivrera le jus produit par l’écrasement d'une chose, d'un pays, d'une personne. Nous prospérerons aussi longtemps que vous mélangerez le pouvoir et l'influence, l'honneur et la suprématie, les moyens et la fin, le devoir et la responsabilité, car c'est ainsi que nos affaires peuvent... se perpétuer... c'est ainsi qu'elles peuvent tourner à un rythme toujours plus rapide. Notre plus grand espoir est de continuer à exploiter vos rêves toxiques et de le faire sans limitation aucune, car ainsi nous pouvons réclamer nos pourcentages prénégociés sur votre infinité personnelle et - dans bien des cas - sur celle de vos adversaires." (p. 461)

"Lancer un [... (spoiler)], c'est prendre les ferments de colère des personnes égarées, et s'en servir pour égarer ailleurs d'autres personnes. Une réaction en chaîne : des effacements, et la contagion ordinaire de l'oubli." (p. 467)